Coucou les Coucous!
On s’est quitté sur un joyeux Happy Birthday dans l’épisode précédent, et
j’aimerais qu’on enchaine avec un autre anniversaire, si ça vous
dérange pas, avant de repartir à vélo tel que prévu… Siouplaît,
merci! D’une part, ça va nous donner un break de pédales et de
selle, et bien qu’il s’agisse d’un petit détour dans le temps
et l’espace, vous verrez qu’en bout de ligne, ça fera du sens;
et surtout, vous aurez le plaisir d’avoir découvert au passage,
une tradition très particulière...
La fête de Bird
Le mois dernier, c’était
l’anniversaire de mon ami Bird. À chaque année, c’est toujours
la même chose : il faut se battre avec lui pour lui offrir un
cadeau. D’abord, en Thaïlande, l’échange de cadeaux n’est pas
une tradition. Souvent, cela met dans l’embarras la personne qui le
reçoit, et qui se sent une obligation de répondre avec un
équivalent, au niveau monétaire. Et ce n’est pas tout le monde
ici qui a les moyens d’acheter quelque chose qui n’était pas
prévu au budget. Donc, on évite les malaises simplement en
partageant un repas et en offrant un gâteau personnalisé, au
dessert. Cette année, c’est moi qui avais la mission d’aller
chercher en cachette le gâteau que Nang, la femme de Bird, avait
commandé. À la pâtisserie, quand la dame au comptoir m’a
montré sur un bout de papier tout ce que Nang voulait qu’on écrive
sur le gâteau, j’ai éclaté de rire. J’ai aussitôt téléphoné
à Nang.
- Nang, es-tu bien certaine de vouloir
tous ces mots sur un gâteau?
- Oui, pourquoi?!
- La pauvre dame va passer l’après-midi
là-dessus…Tu devrais peut-être l’écrire dans une carte, à
part?
- Bonne idée! Achète une carte aussi!
- Ok. On écrit quoi d’abord sur le
gâteau?
- La même chose! Je vais écrire autre
chose dans la carte…
- Parce qu’il reste autre chose à
ajouter?
Or, quand je dis personnalisé, voici à
quoi ça ressemble…
D’abord, dans les semaines qui
précèdent son anniversaire, il identifie une école de village, un
orphelinat ou une organisation qui vient en aide aux enfants moins
fortunés. Il communique ensuite avec eux pour s’enquérir de leurs
besoins. Puis, la veille de sa fête, il la passe dans les magasins à
acheter le nécessaire, et du matériel scolaire, et des gâteries
pour les tout-petits.
Cette année, il s’agit d’un centre
pour enfants maltraités, le « Rangsit Babies Home ».
Le matin, on remplit le coffre de la
voiture. Et on place les boîtes supplémentaires sur le siège
arrière. J’estime qu’il y en a toujours pour plusieurs centaines
de dollars, mais ça, Bird n’a jamais voulu me le dévoiler…
- C’est pas le prix qui compte, c’est
le geste!
Et pendant que nous sommes derrière la
voiture, faut que je vous montre un truc qui me fait rire… La
voiture de Bird, c’est une Mazda ELEGANCE. L’an dernier, lors
d’un accrochage, il s’est fait enfoncé le coffre. Il a envoyé
la voiture au garage du coin, où les mécaniciens ne sont pas très
lettrés…
La voiture est revenue, mais elle
n’était plus une ELEGANCE.

Ça se prononce Élac-gnane... Ostie
que j’ai ri quand la voiture est revenue du garage.
Je la ris encore.
Bref, ce matin-là, on sort avec la
Élac-gnane emplie à ras bord de denrées, sauf qu’il y a un
nouveau twist qui s’est ajouté au jour d’anniversaire :
Bird annonce qu’on fera d’abord un stop à la poissonnerie du
marché local...
- Tu veux apporter du poisson aux
enfants?
- Non! Je veux les libérer. Je veux les
relâcher dans la nature.
Relâcher des poissons dans la nature?
Ah ben celle-là est bonne! Maudit bouddhiste à m...
Je blague. C’est effectivement un
très beau geste, et une idée géniale, dans la mesure où tu
n’introduis pas une grosse espèce invasive brune dans une beau
bassin de petits poissons roses. Ou le contraire.
Au marché, le dilemme. Des poissons
par dizaines. Lesquels seront épargnés? Je demande à Nang :
- Nang, comment on choisit un poisson?
Elle me regarde comme si j’étais le
dernier des cons.
- T’as qu’à le pointer du doigt,
Bruno.
Après le marché, c’est direction
Rangsit Babies Home, où nous vidons le contenu du coffre, et nous
plaçons le tout sur une table à l’entrée. Je prends quelques
clichés, puis nous sommes invités à faire le tour du propriétaire
avec une des responsables, qui nous explique brièvement le travail
du centre. Au mur, une liste des besoins et problèmes des enfants
qui y sont traités en ce moment. Je lis mais je ne comprends pas.
Bird me fait la traduction des expressions que je ne connais pas.
Je comprends un peu mieux pourquoi on
ne nous les enseigne pas à l’école de langue, ces mots-là.
On ne voudrait pas qu’ils existent.
Nous retournons à la voiture. Avant de
partir, après une dernière photo, je ne peux pas m’empêcher de
remarquer que Bird avait ajouté à l’essentiel scolaire des
enfants beaucoup de gâteries.
- Quand j’étais jeune, nous étions
pauvres, et je n’ai jamais mangé de dessert.
Il est trop poli et bien élevé pour
préciser sa pensée, mais à son ton, je saisis à ce moment que
c’est sa manière de dire « (et je fais discrètement le
geste) à la vie » .
Reconnaissance, générosité,
vengeance et célébration, quel beau mélange...
Allez hop!
Nous partons vers un temple qu’il a
identifié, à plus d’une heure de route, au milieu d’une forêt,
et loin de tout village. Il nous reste dans la voiture encore des
denrées qui sont destinées aux moines : des produits
nettoyants, des vêtements, des savons, et un peu de gâteries aussi.
Bird a trouvé le temple par hasard, sur Google Map, en se disant
qu’un temple si isolé doit assurément avoir besoin d’aide.
Et heureusement que le GPS existe,
parce que même grâce à lui on en a viraillé un bon coup. Quelle
ne fût pas notre étonnement de voir apparaître au milieu du bois,
au bout d’un champ, ceci…
Petit temple qui a des grands besoins?
Fiou. Ça n’a rien à voir avec les temples traditionnels qui
pullulent dans le paysage, et je lui trouve tout de suite une allure
un peu louche... Me semble que si je me partais une secte, ça
pourrait ressembler à ça. Un Range Rover de l’année nous bloque
l’accès au bureau des donations.
- Bird, tu es bien certain que...
Il ne me laisse pas terminer ma phrase.
- C’est un temple et une école de
Bouddhisme, et ils étudient les enseignements d’un maitre que je
respecte beaucoup, et que j’ai moi-même étudié au temple.
- Ah bon!
Bird a été moine pendant 4 mois, il y
a quelques années, je vous le rappelle, et son plus grand souhait
serait de finir sa vie dans un temple.
J’étais d’ailleurs allé le
visiter à plusieurs occasions, et chaque fois je ne savais pas de
quoi je pouvais lui parler, alors on passait de grands moments à ne
rien se dire.
Pensez-y : on jase de quoi avec
quelqu’un qui est venu s’isoler du monde pour apprendre à
méditer et vivre au moment présent? On lui parle de sport, de
famille, de la pluie et du beau temps? Je n’osais pas déranger sa
retraite et sa concentration…
Puis, avec ses cheveux et ses sourcils,
rasés, il me faisait un peu peur mon ami. Glabre, il avait une vraie
tête de moine. Et il parlait toujours sur un ton de moine, et il
racontait des histoires de moine, en regardant dans le vide. Le vide
de moine, que j’appelais ça. C’est comme parler en regardant
toujours dans sa tête.
Je le trouvais tellement intense qu’il
me donnait envie de rire, souvent, mais je me retenais, de peur de
déranger et de pécher, comme pour un pet dans une église.
Je gardais donc mon sérieux, et
j’essayais de comprendre. Mais dès qu’il avait une tâche à
accomplir, j’en profitais, et j’allais rire un bon coup aux
toilettes.
Mais, c’était un fou rire qui se
terminait parfois en larmes, parce qu’au fond, j’avais peur
d’avoir perdu mon ami.
Alors, nous voici avec nos boites à
offrir, dans un temple qui n’a pas l’air d’être fréquenté
par des tout-nus, pardonnez-moi l’expression, et c’est la
prochaine question qui me chicote… Est-ce qu’on ne devrait pas
« donner » ailleurs où ils en auraient plus besoin?
- Bruno, ce n’est pas l’endroit qui
compte…
- Je sais. C’est le geste!
Ça m’avait frappé la première fois
que j’avais fait le « tambon » au temple bouddhiste, le
rituel où tu allumes une chandelle par ici, de l’encens par là, puis
tu achètes une fleur de lotus, tu la poses devant la statuette, tu
fais 3 courbettes, et quand tu lèves la tête…
Ta fleur est disparue! Le même mec qui
me l’avais vendue l’a ramassée pour la revendre au prochain. On
m’a expliqué que personne n’avait volé MA fleur.
Parce que je l’avais déjà offerte.
C’est pour le geste que j’avais
payé.
Mais notre mission n’était pas
terminée! Il nous restait à libérer les poissons de leurs grands
sacs de plastique. En marchant autour du temple accompagné d’un
moine, avec lequel Bird parle le moine, nous apercevons une joli
bassin d’eau, qui entoure un beau pavillon. Je fais signe à Nang.
Les poissons? Dans l’eau?
Nang est d’accord. Nous commençons à
avoir faim, et les poissons dans l’auto doivent sûrement commencer
à avoir chaud. Bird pose la question au moine, qui est ravi.
- Bien sûr que vous pouvez libérer vos
poissons ici, il s’agit du bassin de la Princesse Bajrakitiyabha,
dont voici d’ailleurs le pavillon personnel.
Ah! On la connaît bien, Bird et moi, la
Princesse Bajrakitiyabha, parce qu’elle court des triathlons, et un
des membres de son équipe est un ami à nous, P’Chang.
Est-ce un signe? Non.
Mais c’est une bonne occasion de
remettre des poissons à l’eau.
Ensuite nous nous sommes arrêtés au
premier petit resto pour y manger des petites soupes super épicées,
des « kuaitiao rua », communément appelées les « boat
noodles » : à seulement 50 sous le bol, si tu en manges
10, tu as en bonus un bol gratis, et sans doute, une sacrée chiasse
le lendemain matin. On apaise le feu avec un petit dessert à la
noix de coco, le khanom thuay. Chaque fois, une délicieuse
expérience.
Alors la morale de cette histoire?
Parce qu’il y en a peut-être une…
Quelques jours plus tard, en sortant du
centre d’achats Future Park près de chez moi, je trouve par terre
dans le parking, l’équivalent de 10 dollars canadiens en thaïs
bahts. Je le ramasse instinctivement, parce qu’on nous conseille de
toujours ramasser les sous qui trainent par terre en Thaïlande; ils
arborent l’image du roi, et c’est un crime que de fouler son
image. Et là, je suis dans le stationnement, avec l’argent dans
les mains, et je ne me sens pas bien du tout. Je sais que 10 dollars
pour quelqu’un ici, c’est parfois une journée de travail. Moi,
je n’ai pas besoin de dix dollars, ni aujourd’hui, ni demain, et
de toute manière, cet argent-là, pas parce que je l’ai trouvé
qu’il m’appartient. Du moins, pas encore. Je suis mêlé. Je ne
crois pas au karma. Mais oui, un peu quand même. Je ne sais plus!
J’ai besoin d’une opinion de bouddhiste. J’appelle Bird. Pas de
réponse. J’appelle Nang. Elle me conseille de le remettre là où
je l’ai trouvé.
-Mais, ça va partir au vent!
-Ok, reste là, et attends. Quelqu’un
viendra peut-être…
Alors je me suis planté là, au gros
soleil, avec les bahts à la main, pendant 10 grosses minutes, sans
succès. Je suis rentré à l’Institut. J’ai déposé l’argent
dans une boîte pour les dons à l’organisation Caritas, à la
réception.
Et dans ma tête, j’avais réglé ce
dilemme moral pour un bout de temps.
Non mais, quelles sont les chances de
trouver du cash par terre deux fois dans une année?
Pfff! Dans mon cas, 2019, c’était
dans la poche...
Du moins, c’est ce que je croyais.
Trois semaines plus tard, c’est en
grimpant une côte abrupte à vélo, entre la plage de Rawai et celle
de Karon sur l’île de Phuket, un peu écoeuré, assoiffé, saoulé
de soleil, que j’ai trouvé 40 bahts par terre. Deux billets de 20
bahts. À peu près une piastre et demi. Au lieu de me sentir
coupable de ramasser l’argent, cette fois-ci j’ai regardé au
ciel, et j’ai dit merci! Je l’ai gardé dans ma main. 200 mètres
plus loin il y avait un dépanneur. Je me suis acheté de l’eau et
un petit Coke.
En sortant, à la porte, j’ai
remarqué qu’il y avait une boîte de dons pour une école du
quartier. Karma, vous croyez?
Il aurait fallut que je fouille dans ma
pochette, et que, et que… Je ne l’ai pas fait.
Paresse? Ingratitude? Avarice?
En tous les cas, si c’était un test,
je l’ai lamentablement échoué.
Et j’allais le regretter.
A suivre...